LE MORDEUR-MAISON
Le mordeur-maison a des manières insinuantes et sait y faire pour gagner des amitiés. Il se fait particulièrement bien voir des dames à qui il baise la main. Sans jamais en froisser aucune par son empressement, il s’incline, saisit sa main comme une chose infiniment précieuse et la porte ainsi, interminablement, jusqu’à ses lèvres. Il prolonge encore ce parcours par une courbe inimitable, et il parvient ainsi à éveiller chez chacune, aussi expérimentée soit-elle, le sentiment de son inaccessibilité. Il laisse comme à regret retomber la main, et quand, pour finir, elle glisse très lentement hors de ses doigts, on sent la tristesse de son renoncement, et on désire le distinguer.
Cela ne s’oublie pas, et, de cette manière, le mordeur-maison se procure les plus flatteuses invitations. Il faut absolument l’avoir pour une pendaison de crémaillère. Il apporte avec lui le parfum des choses anciennes. Il est présenté en particulier à toutes les dames, et il leur baise la main à la file. Sans en avoir l’air (et seuls des initiés pourraient s’en apercevoir), les dames font la queue ; il est même arrivé, à ce qu’on dit, que l’une d’elles, après avoir eu son tour, aille se replacer au bout de la queue. Mais le mordeur-maison s’arrange pour en finir, car il n’est pas venu pour ça.
Le mordeur-maison cherche une pièce où il soit seul. Elle ne doit pas être trop petite, et pas trop à l’écart, il faut que, là aussi, on puisse percevoir l’atmosphère et la rumeur de la société. Il met un point d’honneur à ce que, pendant toute l’opération, la porte reste ouverte. Il faut qu’il y ait quelque chose de précieux dans cette pièce, une tapisserie, un rideau de brocart, une sculpture, un tableau. Il n’a encore jamais mis les pieds dans cette maison, mais il a bien regardé autour de lui. Même pendant le baisemain il n’a pas les yeux dans sa poche.
Le mordeur-maison ne se rend jamais dans une maison inconnue sans y arracher un morceau avec ses dents. Il ne faudrait pas le laisser seul. Il ne sait pas d’avance dans quoi il va mordre. C’est affaire de circonstance. Cela dépend probablement de la maîtresse de maison. Chaque main qu’il porte à ses lèvres le touche d’une manière particulière, mais c’est toujours la maîtresse de maison qui fait pencher la balance. Ce qu’il arrache avec ses dents, il l’emporte comme souvenir. Il ne peut pas partir sans avoir arraché quelque chose avec ses dents. S’il n’y a rien d’autre à se mettre sous la dent, il se contente d’une boucle.
Jusqu’ici tout s’est bien passé pour lui et il ne s’est jamais fait prendre. Il ne peut pas supporter qu’on le dérange, quand il lui faut abandonner quelque chose qu’il tenait entre ses dents, il est furieux, et il n’en veut plus. Il n’y mordra pas une deuxième fois, cela a maintenant pour lui un goût de rance. Tout l’art consiste à se débarrasser des dames, qui voudraient bien le suivre. Mais il y a dans son allure quelque chose qui force le respect et qui fait qu’on se tient à distance. On se contente de rêver à lui, et on serait curieux de connaître les femmes de sa vie. Quand, satisfait, il rejoint la société, c’est dans sa poche.